lundi 1 octobre 2012

Billets-Entretien avec Esther Duflo



Entretien avec Esther Duflo

Propos recueillis par Gérard Desportes
Après avoir occupé la chaire Savoirs contre la pauvreté du Collège de France, monté un laboratoire au MIT de Boston pour apporter des réponses concrètes, Esther Duflo poursuit son combat. Cette fois par la plume. Avec Repenser la pauvreté (Seuil), l'économiste signe avec celui qui fut son directeur de thèse, Abhijit V. Banerjee, un essai aussi documenté que dérangeant.

Un milliard d'êtres humains vivent avec moins de 1 dollar par jour. Comment font-ils ? À quoi pensent-ils ? La thèse de Repenser la pauvreté part de cette intuition simple que la misère ne peut être efficacement combattue qu'à la condition que soient mieux connues les manières de vivre des pauvres. Sans compassion ni complaisance. Le fléau est ici décortiqué et tant pis si le constat, parfois, heurte et choque. Pourquoi les pauvres ne vaccinent-ils pas leurs enfants et pourquoi un affamé choisira-t-il d'acheter trois crevettes plutôt qu'un kilo de riz ? Loin de cette image victorienne qui colle aux basques de certains militants et de nombre de fonctionnaires internationaux qui considèrent toujours qu'un pauvre doit être protégé contre lui-même et ses bas instincts, Esther Duflo fait le choix du complexe contre l'idéologie.

  • Livre académique, parti pris engagé ? Comment qualifier votre dernier ouvrage ?
Esther Duflo : L'approche est concrète, elle part d'exemples spécifiques. Nous étudions chaque cas et c'est seulement une fois réunie cette masse de données que le livre ouvre sur une série de réflexions et de conclusions. Nous avons voulu faire un livre qui allie la rigueur des études sur le même mode que les essais cliniques, avec une place importante laissée aux choses vues, aux impressions, à toutes les interviews que nous avons réalisées au fil des années, dans tous les pays où nous sommes allés.

  • Vous parlez de "radical rethinking" dans le sous-titre anglais puisque ce livre a été écrit en anglais. Pourquoi être "radicale" si vous prétendez approcher le réel sans a priori ?
Esther Duflo : On pourrait dire que nous sommes radicalement antiradicaux. C'est notre démarche qui est radicale, pas notre propos ou notre critique. Nous ne proposons pas une nouvelle vision du monde, nous ne sommes pas d'une école ou d'une idéologie, nous regardons ce qui a été fait dans le monde pour lutter contre la pauvreté, ce qui a marché et ce qui a échoué, nous évaluons et essayons d'en tirer des conséquences. Problème par problème. Faut-il donner ou faire payer les moustiquaires ? Faut-il obliger les enfants à aller à l'école ou pas ? Etc.

  • Vous écrivez : "Ce n'est pas parce qu'ils ne mangent pas assez que la plupart des pauvres restent pauvres."
Esther Duflo : C'est une idée qui prévaut dans nos pays riches, mais parmi les élites des pays pauvres aussi : quelqu'un qui a moins de 1 dollar par jour pour vivre ne peut pas s'acheter assez de nourriture et n'a donc pas assez de force pour travailler, et c'est pour ça qu'il reste pauvre. Or, ce n'est pas ce qui ressort des données que nous avons analysées. Sans vouloir nier l'existence de vraies famines, presque toujours liées à des crises politiques, je parle ici de la situation courante. Quelqu'un qui devient un peu plus riche ne va pas forcément consacrer cet argent supplémentaire à la nourriture. Il va s'acheter un portable, un vêtement, du savon... En Inde, par exemple, il y a de moins en moins de gens très pauvres et pourtant de plus en plus de gens qui ne mangent pas assez (au-dessous de 2 400 calories par jour, le seuil retenu pour les régions rurales par le gouvernement indien). On s'aperçoit que ces gens très pauvres qui ont un peu plus d'argent ne vont pas forcément acheter des calories supplémentaires ; ils peuvent préférer utiliser cet argent pour aller vers des biens ou services qu'ils n'ont pas l'habitude de consommer, ou changer le type de calories qu'ils consomment : passer des graines rustiques, nutritives mais pas très bonnes, aux graines plus nobles, à la viande, au lait. Faire baisser le prix des denrées de base n'est pas non plus la garantie que les gens se précipitent sur elles. Une expérience menée en Chine par Rob Jensen a montré que, quand le prix du riz baisse, les gens s'achètent en plus des crevettes ou du porc et, paradoxalement, moins de riz, et donc moins de calories. Cela doit nous faire réfléchir quant à la politique qui conduirait réellement à une augmentation du statut nutritionnel.

  • Vous interrogez le principe de la gratuité. Une moustiquaire ou un préservatif donnés sont-ils aussi efficaces que s'ils avaient été payés, même faiblement ?
Esther Duflo : La question est de savoir si, en faisant payer, on décourage les gens d'acquérir la moustiquaire ou si, en la leur donnant gratuitement, on les convainc qu'elle n'a aucune valeur. La moustiquaire, si elle est donnée gratuitement, sera-t-elle utilisée ? Et si une famille a besoin de trois moustiquaires, va-t-elle acheter les deux autres si on lui a offert la première ? Et le voisin, sachant qu'on distribue des moustiquaires gratuitement, ne va-t-il pas attendre pour en avoir une sans payer et se faire contaminer et contaminer ensuite son voisinage ? Il n'y a pas de raison de trancher sur ces questions dans l'abstrait : l'expérience a été faite, notamment par Pascaline Dupas, en proposant des moustiquaires gratuitement ou à des prix subventionnés. On constate finalement que donner les moustiquaires est plus efficace.

  • Sur l'éducation, vous êtes définitive : il faut s'en tenir aux "compétences fondamentales", écrivez-vous.
Esther Duflo : La politique éducative, dans les pays pauvres, fait en sorte que tous les enfants soient inscrits à l'école. C'est bien, mais il y en a de moins en moins qui savent lire ou écrire. La question est formidablement documentée. On sait à peu près tout sur le sujet. Or le problème des apprentissages, lui, est ignoré. Un enfant peut aller à l'école pendant cinq ans et ne rien apprendre. Qu'est-il utile de savoir ? Qu'a-t-on besoin de savoir quand on habite une zone reculée d'Afrique ou un bidonville d'Asie ? On n'en parle jamais. Il y a des programmes, de l'argent alloué, des experts et des autochtones pour le dépenser, tout va bien. Le risque est que les parents n'envoient plus leurs enfants à l'école le jour où ils auront compris qu'on n'y apprend rien.

  • Idem sur la contraception. Vous dites : "L'accès aux contraceptifs n'est pas forcément un gage de baisse de la fécondité."
Esther Duflo : Sur ce sujet, ce qui frappe, c'est l'ignorance. Pourquoi les pauvres ont-ils tant d'enfants ? Pourquoi, alors que la contraception est disponible, la fécondité reste-t-elle très élevée ? Les facteurs sont religieux, culturels, mais aussi économiques et familiaux. Sans comprendre comment les familles décident d'avoir tant d'enfants, il est difficile de proposer des solutions efficaces. Les données semblent montrer que les plus pauvres contrôlent bien leur fécondité, même en l'absence de contraception ; il ne suffit donc pas de distribuer des moyens contraceptifs, il faut s'attacher à comprendre ce qui peut décider quelqu'un à les utiliser ou non.

  • En creux, votre livre dessine aussi notre condition de gens riches. On s'aperçoit qu'il est plus exigeant, engageant, entreprenant, dangereux, subtil, délicat d'être pauvre que riche. Ça mobilise plus de qualités.
Esther Duflo : C'est la grande leçon. Plus nous sommes riches, plus nous sommes protégés contre nous-mêmes, nos incompétences, nos ignorances, nos défaillances. Quand vous n'avez pas d'eau potable le matin au réveil, vous ne pouvez pas penser au lendemain, mais surtout vous avez l'obligation d'en trouver pour vous et votre famille. Aucune erreur n'est possible. Je trouve de l'eau, mais est-elle buvable ? Est-ce que j'en donne à mes enfants ? Nous sommes dégagés de ces problèmes qui demandent beaucoup d'énergie. Ce contrôle de soi, qui est comme un muscle, n'a pas une capacité infinie. Non seulement les pauvres risquent de faire des erreurs qui ne sont même pas possibles pour nous (oublier de faire bouillir l'eau, par exemple), mais nous sommes aussi capables de contempler les décisions importantes auxquelles nous devons faire face avec plus de contrôle de nous-mêmes, parce que nous n'avons pas eu besoin de gaspiller cette énergie pour faire face au quotidien. Nous l'oublions complètement parce que ces béquilles sont devenues presque invisibles.

Repères

1972 : Naissance.
1999 : Doctorat au département d'économie du MIT sous la direction d'Abhijit V. Banerjee.
2004 : Professeur au MIT.
2007 : Cofonde la revue American Economic Journal.
2011 : Time la place dans la liste des 100 personnes les plus influentes du monde. Elle obtient la médaille de l'Innovation du CNRS.


Propos recueillis par Gérard Desportes (Le Point)

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